
Bonnes feuilles : Contes et légendes du Moulin du Plain
Depuis que ses maîtres Pierre et Thomas Choulet ont quitté les rives du Doubs pour un monde supposé meilleur, le Moulin du Plain est comme orphelin. L’hôtel mythique où se sont écrites quelques unes des plus belles pages de l’histoire de la pêche à la mouche attend, comme la “Belle au Doubs dormant” que vienne son nouveau prince charmant. Ces contes et légendes, évocation d’un demi siècle de bonheur halieutique, donneront peut-être des idées à un ou plusieurs candidat à la reprise de cette institution franccomtoise. Pour que l’Histoire reprenne son cours.
Ces pêcheurs qui ont bâti la légende de Goumois
« Bonjour, vous êtes le guide de pêche ? – Oui monsieur. Enfin, l’un des guides. Il y en a d’autres dans la région. – Oui je sais, mais vous, vous guidez à Goumois… -… – Voilà, parce que je voudrais absolument prendre une truite à Goumois. – Cela doit être possible… – Attention. Je ne veux en prendre qu’une. – Pourquoi une, et pas dix ? – Non non, je n’en veux qu’une. Parce qu’on m’a dit qu’ici c’était le parcours le plus difficile d’Europe. Et si j’y prends une truite, je pourrai aller en Nouvelle-Zélande sans souci. » Philippe Boisson se gratta la tête : c’était pas gagné. L’homme auquel Pierre Choulet venait de le recommander était un médecin de Mulhouse, pour qui la pêche était d’abord une question de performance. Le genre de client abonné à la bredouille comme d’autres le sont au gaz. Entre le père Choulet et le jeune diplômé de l’école des guides d’Ornans il y avait une manière de contrat tacite : Pierre envoyait des clients à Philippe qui guida au Moulin quatre saisons durant et Philippe s’arrangeait pour leur faire prendre du poisson. « Le problème, se souvient le rédacteur en chef de Pêches Sportives, c’est qu’il m’envoyait souvent des cas désespérés, des clients qui n’avaient pas vu la queue d’une truite depuis leur arrivée à Goumois. » Alors Philippe les emmenait dans les courants sous le barrage du Theusseret, le seul endroit du parcours où il était à peu près sur de son coup, car oublié des pêcheurs à la mouche et peuplé de truites bonnes filles. Pour Pierre l’enjeu était important. Il s’agissait de maintenir le moral de la clientèle au beau fixe dans des périodes où le Doubs rechignait à lâcher ses truites. Plusieurs grands pêcheurs furent chargés à un moment ou un autre de cette mission délicate. Tous ne guidaient pas mais leur seule présence remontait le moral des troupes. Pierre avait imaginé ce recours à l’époque d’Henri Bresson auquel il passait un coup de fil dans son magasin de Vesoul : « Dis donc Henri, ils ne font plus rien du tout. Tu ne voudrais pas venir voir ce qui se passe. » Et Bresson sautait dans sa 2 CV pour venir au secours du soldat Choulet. Et même s’il ne trouvait pas la solution tout de suite – ce qui fut rare – sa réputation suffisait à chasser la déprime : quand on passe la soirée à écouter l’homme qui voit les truites sous les pierres, on se fait plus facilement à l’idée d’être un homme qui ne voit que des pierres là où il y a des truites.
Plus tard, Freddy Muller puis Piam furent également des jokers capables, quand ils étaient là, d’alimenter en zébrées respectables l’évier du Moulin du Plain. Mission que la généralisation des pratiques du no-kill finit par rendre inutile. Smartphones et appareils photos étant devenus d’excellents éviers virtuels. Goumois est une manière de juge de paix où se sont faites et défaites les réputations. Où les exploits des meilleurs spécialistes français de toutes les pêches alimentent une chanson de geste halieutique où prouesses et déconvenues sont la matière des veillées au bar de l’hôtel, un endroit où les truites ratées prenaient un cm par heure passée au-delà du coup du soir et quelques autres le lendemain matin au petit-déjeuner. On l’a vu plus haut ce sont les membres de TOS qui les premiers firent la réputation de l’endroit qui très vite attira tout ce que la France, la Suisse, et la Belgique et une partie de l’Europe comptait de stars de la mouche. Curiosité de l’histoire, l’un des premiers à y avoir pratiqué en nymphe dans les années soixante-dix s’appelait Mouchet. C’est lui qui montra à Freddy Muller, l’un des meilleurs pêcheurs qu’ait connu le Moulin du Plain comment confectionner une nymphe avec un minimum de cerques, un simple enroulement de soie jaune, verte, rouge, ou noire et une cendrée de pêche au coup pincée contre l’oeillet de l’hameçon. Freddy l’Alsacien avait une voix énorme qui traversait le Doubs mais ne dérangeait pas les truites. En sèche il était imbattable. Sa boîte à mouche aussi sommaire que celle d’un Mémé Devaux ne comptait que le strict minimum : des grises à corps jaunes ou rouges (pour les Baetis Rhodani), des sedges gris et marrons de plusieurs tailles, quelques fourmis en saison, des nemours et surtout ses fameux spents d’ecdyonuridae avec lesquels il pêchait les bordures tôt le matin ou juste avant le coup du soir.
Comme tous les grands, Freddy observait longuement la rivière, ses courants, ses cailloux, ses retournes. Il repérait la plupart des truites avant quelles ne gobent et qu’il commence à pêcher. Puis il était très vite en action en faisant preuve d’une rare efficacité. Deux anecdotes plutôt rigolotes disent assez quel genre de pêcheur c’était. La première concerne Henri Bresson avec lequel j’étais en train d’écrire Le sorcier de Vesoul. Un matin de septembre, Henri avait proposé à Freddy un petit mano à mano dont j’étais censé être l’arbitre. Bresson adorait ce genre de confrontation qui lui permettait, en général de bien montrer aux autres pêcheurs qui était le patron. Il avait comme ça collé un 10 à 0 au pauvre Jean-Louis Poirot qui découvrait pour la première fois la haute Moselle. Et bien ce jour-là à Goumois, c’est lui qui prit un 0 à 6 de la part du Freddy. Une autre fois nous étions au bas de la grande ligne droite de tufs en aval de l’île de la Verrerie de la Caborde avec Philippe Boisson et nous nous escrimions sur de beaux ombres qui snobaient nos mouches. Arrive le Freddy qui déjà, à cette époque, préférait le brochet à la truite mais s’était laissé convaincre de décrocher la Daiwa 9 pieds pendue été comme hiver à la rambarde du balcon de son chalet. Il était resté en charentaises pour sauter dans la Fiat Panda rouge qui paraissait mieux connaître le parcours que bien des pêcheurs. Au bout de son bas de ligne il y avait une ecdyo de la saison précédente, une ecdyo sur hameçon de 14 dont il disait luimême que ce n’était vraiment pas une mouche à ombres. Nous entendîmes la Panda piler dans le chemin, puis le géant barbu débarqua avec ses charentaises, sa Daiwa et son ecdyo : « je vais vous faire “cinq secondes sur Tokyo” », en référence aux 30 secondes sur Tokyo de Mervyn LeRoy. Aussitôt dit aussitôt fait : trois secondes pour fouetter et poser, deux secondes de dérive. Pendu. Le Muller éclata de rire, relâcha l’ombre et retourna devant sa télé : « vous déconnez les gars. Ce soir il y a les Tontons flingueurs ». Et puis un jour le Freddy décida de quitter définitivement la compagnie des truites pour celle des brochets de la Goule et de Biaufond. Et il devint un exceptionnel pêcheur au vif dont la petite barque en bois, qu’il avait lui même fabriquée, fut jusqu’à sa mort un élément incontournable du paysage de ces deux lacs. L’Alsacien repose aujourd’hui dans un coin du petit cimetière de Goumois au bord de la route qui va de la rivière aux truites à la retenue aux brochets comme s’il hésitait encore sur le choix de la partie de pêche qui ferait sa soirée.
En fait, toutes les stars de la mouche ou presque sont passées au Moulin du Plain : les Français, Léonce de Boisset, Charles Gaidy, Mémé Devaux, Henri Bresson, mais aussi des Suisses, des Américains (comme Mel Krieger), des Anglais, des Belges et des Allemands. Tout ce que la planète mouche compte de vedettes a, un jour ou l’autre, fait le voyage de Goumois. Certains comme Piam y ont écrit quelques-unes des plus belles pages de leur légende. Pour les uns comme pour les autres Goumois présentait l’avantage d’être un parcours à la fois magique et médiatique, propice à toutes les démonstrations et à quelques déconvenues. Les bredouilles de quelques gloires, que la charité nous commande d’oublier, étant restées célèbres. Piam restera une figure de Goumois. Il y imposa ses techniques de pêche à la nymphe, révolutionnaires pour l’époque. Ce surdoué partageait son temps de loisir, alors qu’il était encore musicien professionnel en tournée sur les routes de Rhône-Alpes et de l’Est entre la Loue de Cademène, chez les Sansonnens, la basse rivière d’Ain et le Moulin du Plain. Piam avait très vite impressionné les clients de l’hôtel en leur montrant comment on peut séduire les plus belles truites en nymphe à vue. Son territoire de prédilection était le petit chemin boisé qui longe les tufs côté France en aval du débouché du canal du Moulin. Pierre lui-même fut très enthousiaste et Piam gagna sur ce terrain autant en réputation que ce que son titre de vice-champion du monde de pêche à la mouche devait lui rapporter.
Une autre figure de Goumois dont on reparlera au chapitre sur la Franco-Suisse a été, est toujours Jean-Michel Radix qui y a mis au point quelques unes des plus célèbres mouches modernes. On lui doit en effet plusieurs petites merveilles comme le subsedge, la nymphe « roulette » et la technique du même nom, dont peu de pêcheurs savent que ce fut son invention, mais aussi la micro-nymphe à tête soudée, ou encore le fameux écouvillon dont on se dit en le voyant que seul un fumeur de pipes a pu imaginer de proposer ça aux poissons, tant ce gammare obèse paraît avoir été inventé pour ramoner les tuyaux de bouffarde. Radix a monté des milliers de mouches, toutes sortes de mouches, dont certaines avec lesquelles il n’a jamais pêché comme des mouches à saumon, des mouches à tarpons, des mouches à marlin, des mouches à bonefishes qu’il montait pour son père halieutique, Victor Borlandelli, photographe et rouletabille grâce à qui Radix est devenu le pêcheur que l’on connaît aujourd’hui. De nombreux autres champions, labellisés comme tels par la compétition ou par euxmêmes, mirent leur talent à l’épreuve du Moulin du Plain. Avec des fortunes diverses. J’ai même vu un membre de l’équipe de France y subir une bredouille retentissante. Mais les autres membres de l’équipe, à l’image de leur capitaine Jacques Boyko, y réussirent plutôt bien. Quelques grands pêcheurs étrangers, souvent anglais ou américains sont venus se frotter aux zébrées du Doubs. Philippe Boisson se souvient de Dick Lenox, ami de Mel Krieger, chroniqueur halieutique dans l’Oregon et pêcheur de steelhead qui avait demandé à Pierre qu’on lui fasse prendre une truite de Goumois le jour de ses 80 ans. « Cela n’a pas été facile. C’était le début de la saison et les eaux étaient très froides. Il a d’abord fallu que je lui explique que le type en face auquel il rendait ce qu’il croyait être un salut, était, le garde-pêche qui ne lui disait pas « hello » mais « pas dans l’eau », sous prétexte qu’il avait les pieds dans une flaque et que marcher dans la rivière est interdit jusqu’au mois de juin. Ensuite nous avons mis un certain temps à trouver la fameuse zébrée anniversaire. Je m’en suis tiré en l’emmenant dans le bas du pré Bourassin, juste avant le radier. Je lui avais bricolé un montage avec une Tabanas en sauteuse témoin et une nymphe en pointe qui a fini par séduire un joli poisson d’un peu moins de 40 cm. »
Et puis il y avait et il y a toujours, les Suisses sociétaires et gestionnaires à parts égales de la société, qui étaient autant chez eux au Moulin que le sont les Français à l’hôtel du Doubs, côté suisse, chez Jean-Claude Cachot et son fils Claude-Alain. Les pêcheurs suisses jurassiens qui, à la différence des Français, ont toujours le droit de vendre le produit de leur pêche, ont souvent privilégié l’efficacité. Il y avait ainsi, dans la génération précédente quelques artistes de la cuiller vaironnée ou de la pêche à la grande canne et à « la petite amorce » (souvent des larves de mouche de mai) qui vendaient leurs prises aux hôtels et restaurants de la région. La joyeuse équipe composée du Frantz Halaüer (alias Papeli), d’Ulysse, d’Hector, d’Achille (il n’y avait pas d’Agamemnon), de Faton et de quelques autres comme Didi Racine, de Tramelan ou Carlo Hyemeli, a prélevé pendant plusieurs années des milliers de truites que le Doubs, à une époque où il était peu pêché, remplaçait facilement. Avec eux la partie de pêche commençait invariablement à l’heure légale, soit au lever du jour et se terminait deux heures après par d’homériques parties de stuck. En général, ils n’avaient pas besoin de ces deux heures pour que leur partie de pêche soit faite : leur parfaite maîtrise de la cuiller vaironnée associée à une connaissance non moins parfaite de la rivière faisait que la messe était dite en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Le soir ils ne sortaient les cannes à mouche que si cela gobait franchement et n’utilisaient que des sedges ou des culs de canards grossièrement montés dont ils furent parmi les premiers utilisateurs. Les Suisses autant que les Français ont toujours eu la passion de Goumois. Joël Mourin, pêcheur, monteur de mouche et ami de Pierre, avait ainsi tout quitté pour venir s’installer au bord du Doubs. D’autres venaient de Genève (180 km) en taxi jusqu’au Moulin. Certains de ces visiteurs sont restés célèbres comme Georges Joset qui pêchait avec une Hardy Palakona de 10 pieds soie de 7 en bambou refendu, brins virolés, avec un train de trois mouches. À son époque, la pêche était autorisée toute la nuit et Goumois dépendait du canton de Berne puisque celui du Jura n’existait pas. Il y eut encore plein d’autres grands pêcheurs suisses comme Louis Veya, Testarini, Mathys, Houlmann ou André Jeanmaire, l’un des seuls survivants de cette époque. Aujourd’hui la nouvelle génération, représentée par des gens comme Thierry Christen président de la « Gaule » de la Chaux-de-Fonds se passionne plus pour la pêche à la mouche et l’écologie des rivières. Le Doubs est son héritage. Elle sait que c’est un héritage fragile.
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