
Renaturation des cours d’eau : attention aux arnaques !
La destruction de l’habitat du poisson par les divers curages, chenalisations, stabilisations de berges et autres, est enfin reconnue comme une cause majeure de la dégradation des biocénoses aquatiques et, depuis quelques années, des programmes de renaturation physique des milieux voient le jour. La complexité des phénomènes morphodynamiques, la disparité des méthodes d’intervention ainsi que l’inadaptation de certaines actions entreprises suggèrent qu’une mise au point sur les connaissances d’ores et déjà acquises en la matière soit effectuée…
Si l’homme a su détruire facilement une grande partie de son réseau hydrographique, il n’en est pas de même pour ce qui concerne sa restauration… En effet, la perte de référence biologique, l’inadaptation des techniques employées ou encore le non-respect des principes fondamentaux de la dynamique fluviale sont autant de causes à l’origine d’échecs cuisants, qui grèvent les possibilités d’amélioration des écosystèmes aquatiques. Avant de parler concrètement de renaturation, il est nécessaire de bien percevoir les mécanismes morphologiques qui régissent les équilibres physiques des cours d’eau naturels, ainsi que les causes à l’origine de leur altération.
Ces connaissances sont en effet essentielles à la compréhension et à la maîtrise des principes fondamentaux de la dynamique fluviale, qui dicteront la nature et la stratégie de l’action restauratoire à mettre en oeuvre. Un rappel sur la notion d’habitat aquatique et sur les caractéristiques physiques des cours d’eau s’impose donc…
L’habitat aquatique : une notion complexe mais un rôle central
La notion d’habitat correspond à la structure physique perçue par les espèces aquatiques. C’est donc leur lieu de vie, leur maison en quelque sorte. Cette structure physique comporte une dimension spatiale, à l’échelle de la taille et de la mobilité de chaque organisme, et une dimension temporelle, liée à leur cycle de développement.
C’est un compartiment clé de la structuration des écosystèmes d’eau courante et sa diversité est déterminée dans l’espace et dans le temps par l’hydrologie, la morphologie du lit ainsi que par la végétation rivulaire. La principale particularité des habitats d’eau courante est d’associer à la fois une très grande hétérogénéité dans l’espace avec une très forte variabilité dans le temps. Ce caractère instable est à l’origine d’une importante biodiversité et les spécialistes parlent alors de “mosaïque dynamique” pour qualifier l’habitat aquatique. De par leur taille, leur mobilité ainsi que leur longévité, les poissons occupent la totalité de l’espace aquatique et sont, à ce titre, très dépendants de l’habitat et de sa variabilité temporelle. Il convient alors de distinguer des habitats pour les fonctions quotidiennes que sont l’alimentation et le repos et des habitats de phases critiques comme la reproduction ou le refuge.
Habitat et morphologie : des échelles emboîtées
Les caractéristiques physiques de l’habitat sont générées par les processus géomorphologiques qui structurent le cours d’eau à différentes échelles, depuis la forme de la vallée jusqu’à l’arrangement des particules du substrat. Trois principaux niveaux emboîtés de diversité de l’habitat sont couramment distingués : régional, linéaire et ponctuel, et chacune de ces échelles permet la réalisation des fonctions biologiques nécessaires au maintien de la biodiversité des peuplements. A l’échelle régionale, la forme et les caractéristiques du lit sont déterminées par l’énergie en présence dans la vallée, définie localement par le climat, la nature géologique des sols et les précipitations. Quatre styles fluviaux sont répertoriés (voir ci-dessous) et leur succession à l’échelle d’un grand bassin permet la coexistence de communautés animales et végétales très différentes. A l’intérieur de ces différents types de vallée, des discontinuités majeures définissent des tronçons homogènes A l’échelle linéaire d’un tronçon, les caractéristiques morphologiques du lit (formes et dimensions, pente, vitesses) sont variables et conditionnent des écoulements successifs différents. Le lit peut alors être “découpé” en unités homogènes du point de vue des écoulements (vitesse de courant, hauteur d’eau, forme du lit), appelées faciès. Bien souvent, une série de seuils naturels de fréquence variable structure la succession des faciès d’écoulement qui suivent alors la séquence mouille – radier – plat. En amont du seuil, la hauteur d’eau augmente et la vitesse de courant se ralentit, en aval immédiat, c’est le contraire et les vitesses augmentent alors que les hauteurs d’eau se réduisent ; entre ces deux secteurs apparaît une zone de transition.
Cette organisation complexe de l’espace permet la cohabitation d’un grand nombre d’espèces piscicoles aux exigences écologiques différentes, qui y trouvent les nombreux habitats nécessaires à l’accomplissement de leur cycle vital. C’est donc à cette échelle que s’équilibrent les populations de poissons (à l’exception des grands migrateurs), pour constituer des peuplements relativement pérennes. A l’échelle ponctuelle du faciès, les singularités physiques et l’hétérogénéité longitudinale et transversale des écoulements génèrent des microhabitats, qui correspondent au positionnement instantané d’un individu enphase de repos ou d’alimentation.
Ces microhabitats, encore dénommés pôles d’attraction, sont caractérisés par la hauteur d’eau, la vitesse de courant et la nature des substrats minéraux ou des supports végétaux. La genèse et la répartition des faciès répondant à une logique morphodynamique, cette échelle permet de faire le lien entre le physique – la dynamique fluviale et le biologique – l’habitat.
L’habitat : une mosaïque en équilibre dynamique
Après avoir défini les relations entre l’habitat – concept biologique et la morphologie – structure physique, voyons plus en détail les processus qui génèrent ces structures : la dynamique fluviale. Tout d’abord, il est important de rappeler que les écosystèmes d’eau vive sont caractérisés par la présence d’un flux liquide et solide permanent, issu des précipitations sur le bassin, dont le régime conditionne non seulement les débits liquides mais également la fourniture des matériaux ainsi que l’énergie pour les modeler. Ainsi, la morphologie d’un cours d’eau est le résultat d’un équilibre dynamique entre le débit et la charge alluvionnaire (débit solide). Ces deux variables sont appelées variables de contrôle et c’est elles qui, en fonction de l’énergie des débits et de la nature géologique des sols, conditionnent les caractéristiques morphologiques du lit en modelant des variables dites de réponses (largeur du lit, profondeur moyenne, pente du fond, sinuosité, vitesse du courant…). Ces ajustements permanents et complexes entre les différentes variables aboutissent à un état d’équilibre dynamique, qui confère aux hydrosystèmes une capacité de résilience. Par exemple, un tronçon de cours d’eau qui aura subi une forte érosion suite à un événement hydrologique rare et de forte amplitude aura tendance à favoriser les dépôts de matériaux de manière à retrouver un profil d’équilibre. Cet ajustement local de la largeur, de la profondeur, de la pente, de la sinuosité… (les variables de réponse) reflétera l’adaptation du tronçon aux nouvelles conditions locales de débits liquides et solides (les variables de contrôle). Ce remodelage aura lieu en période d’énergie maximale dans le chenal, lors des débits dits morphogènes, qui correspondent à des crues de fréquence de un à trois ans. Cette recherche de l’équilibre dynamique structure alors les différentes unités morphologiques (méandres, séquences de faciès) qui présentent la particularité de se répéter proportionnellement à la largeur du lit. Ainsi, dans un système naturel, la longueur moyenne d’une séquence de faciès mouille – radier – plat est de l’ordre de six fois la largeur du lit de plein bord. Ces successions régulières ont pour principale fonction de dissiper l’énergie mécanique de l’eau et l’examen de ces valeurs sert de repère pour évaluer la gravité des altérations morphologiques.
Les rivières ajustent donc continuellement les valeurs de leurs variables de réponse au gré des fluctuations, naturelles ou imposées, des variables de contrôle. Un fonctionnement morphodynamique en équilibre signifie donc que les cours d’eau ne sont pas figés mais “s’ajustent” en permanence autour de conditions moyennes. On ne doit donc pas s’étonner d’assister à des phénomènes d’érosion ou de dépôt, à des migrations vers l’aval des méandres, à la modification de l’altitude du lit. Au contraire, tous ces phénomènes sont naturels et sont même la preuve que le cours d’eau se porte bien et recherche son profil d’équilibre. Ces ajustements sont lents et se produisent au gré des évolutions climatiques à long terme. Toutefois, certains événements naturels peuvent entraîner des modifications brusques des variables de contrôle (forte crue, glissement de terrain). Dans ce cas, si les nouvelles conditions sont durables, le système devra se réadapter en conséquence. Ces événements étant assez rares, le cours d’eau retrouve dans la plupart des cas son profil d’équilibre antérieur.
Des rivières qui s’enfoncent inexorablement…
Ces équilibres naturels sont précaires et sont bien souvent remis en cause par l’anthropisation des cours d’eau. En effet, les nombreux aménagements provoquent des désordres physiques qui affectent d’abord les variables de réponse (pente, largeur, profondeur, sinuosité…), ce qui peut aussi provoquer des changements au niveau des variables de contrôle (augmentation du débit en pointe de crue, reprise d’érosion…). Face à ces nouvelles conditions morphologiques et énergétiques, le cours d’eau va chercher à retrouver un état d’équilibre, en ajustant le profil de son lit. Mais les travaux ayant bien souvent contribué à fixer les berges, l’espace de liberté latéral est devenu insuffisant et le rééquilibrage ne peut se faire qu’aux dépens du fond, qui s’érode alors. La rivière s’enfonce donc dans son lit et initie un phénomène d’érosion régressive, qui progresse vers l’amont en déstabilisant les berges et en modifiant les successions des écoulements. Ce phénomène d’incision du lit des cours d’eau s’autoentretien car il ne parvient pas à trouver un profil d’équilibre : la capacité de charriage du débit en période de crues devient nettement plus importante que les matériaux en provenance de l’amont. C’est toute la charpente morphologique du système qui est donc altérée et, dans les cas extrêmes, le lit se creusera jusqu’à atteindre la roche mère sous-jacente et ressemblera à un toboggan hostile au développement d’une faune et d’une flore typiques…
Des solutions : différentes stratégies de restauration
Contrairement aux problèmes de qualité de l’eau, pour lesquels une prise de conscience est intervenue dès les années 1970, la prise en compte des problèmes d’ordre morphologique est assez récente. Depuis quelques années tout de même, divers programmes de restauration physique des milieux voient le jour à travers l’Europe. En faisant le bilan de ces projets, quatre grands niveaux d’intervention peuvent être distingués, orientés principalement par le degré de liberté du cours d’eau concerné :
* La renaturation : le cours d’eau est remis sur son tracé historique en conditions hydrodynamiques originelles.
A partir d’anciens cadastres, d’analyses topographiques, de photos aériennes et de carottage des sols, l’ancien linéaire est retrouvé et remis en eau par un léger creusement d’un sillon guide, volontairement sous-dimensionné, alors que le lit actuel recalibré est totalement rebouché : le cours d’eau reconstitue donc totalement et naturellement ses habitats en atteignant son profil d’équilibre.
* La récréation : très semblable à la précédente, à la différence près que le tracé originel du cours d’eau est inconnu et doit donc de ce fait être totalement dessiné après calculs morphologiques et hydrauliques complexes.
* Le compromis : quelques contraintes (utilisation des sols, route, zone urbaine…) interdisent de retrouver complètement les conditions hydrodynamiques originelles.
Un “coup de pouce” doit donc être donné au cours d’eau pour lui permettre de recréer ses habitats et d’atteindre l’équilibre dynamique. La mise en place de seuils de fonds artificiels destinés à limiter l’énergie des crues de plein bord et la connexion des zones d’expansion de crues résiduelles sont les réalisations les plus courantes à ce niveau d’intervention.
* La diversification : sur les secteurs fortement contraints, où par exemple aucune liberté latérale n’est permise (traversée d’agglomération), seule la mise en place d’éléments structurants dans le chenal permet une amélioration des conditions habitationnelles ; l’équilibre dynamique ne pouvant jamais être atteint.
Parallèlement à ces quatre types d’intervention, leur coût et leur efficacité doivent être précisés. Ainsi, il apparaît que plus les interventions sont importantes, en termes de mise en place d’éléments structurants, plus les coûts de réalisation sont élevés et plus les risques d’échec de l’aménagement sont importants. En effet, s’il est “relativement simple” (toute proportion gardée !) de remettre un cours d’eau dans son ancien lit et de le laisser s’équilibrer luimême, il sera par contre beaucoup plus délicat de positionner des caches et abris artificiels dans un chenal fortement contraint : des calculs précis, à adapter au cas par cas, doivent être réalisés afin de connaître leur impact sur les écoulements à différents débits, afin de limiter les risques supplémentaires d’inondation ou de déstabilisation du lit.
Des choix de restauration parfois discutables
Ces observations sur le rapport coûts de réalisation/efficacité biologique sont très importantes et devraient guider en toute logique les priorités d’action de restauration à mettre en oeuvre à l’échelle d’un grand bassin.
Ainsi, la sauvegarde des références encore présentes, si précieuses, ou encore la renaturation totale d’un cours d’eau faiblement perturbé en zone non urbanisée, avec des interventions limitées et des coûts réduits, devraient être réalisées en priorité. Or, trop souvent les efforts de restauration physique sont déployés sur des cours d’eau totalement détruits, pour des coûts exorbitants et sur lesquels une renaturation totale est utopique. Et pendant ce temps-là, les milieux encore dignes d’intérêt continuent de se dégrader… Bien évidemment, il ne s’agit pas de ne plus s’occuper des secteurs fortement déstructurés, mais il faut bien reconnaître qu’un minimum de hiérarchie dans les programmes de restauration permettrait d’optimiser les coûts et de protéger et valoriser en priorité les milieux les plus dignes d’intérêt.
Un suivi biologique est indispensable
Ainsi, pour mener à bien un programme de restauration, quel que soit le niveau d’intervention retenu, il apparaît donc fondamental de connaître précisément les caractéristiques morphodynamiques originelles du cours d’eau concerné. Successions des faciès d’écoulement, largeur du lit ou encore longueur d’onde des méandres ne se structurent pas au hasard et, dans le cas d’une renaturation, seul le bon ajustement du gabarit du lit de plein bord par rapport aux débits moyens et morphogènes permettra de retrouver l’agencement naturel des mosaïques d’habitats disponibles pour la faune et la flore. A ce titre, la connaissance des caractéristiques écologiques originelles du tronçon de cours d’eau à restaurer est également fondamentale, puisque le retour de la faune et de la flore électives du type biologique constitue en soi l’objectif final de l’aménagement. Aussi, le suivi des biocénoses aquatiques, et notamment des poissons de par leur caractère intégrateur, constitue un excellent évaluateur de l’efficacité des mesures de restauration mises en place. Trop souvent oublié, le suivi biologique sanctionne pourtant objectivement la qualité des aménagements par rapport aux objectifs et apporte un grand nombre d’enseignements sur la restauration des milieux aquatiques, pratique récente pour laquelle les échecs, encore nombreux, permettent d’améliorer les techniques d’intervention…
Cet Echo du radier a été réalisé en collaboration avec Guy Périat,
hydrobiologiste et conseiller technique pour le Conseil suisse de pêche.
Quatre différents styles de lits fluviaux sont couramment distingués :
– A chenal unique rectiligne : lit caractérisé par une très haute énergie, une forte pente et une granulométrie
grossière. Cette forme est typique des hautes vallées des régions montagneuses glaciaires.
– A chenaux multiples en tresse : lit caractérisé par des bancs d’alluvions non végétalisés, séparant différents
chenaux fréquemment remaniés par les crues. Cette forme est typique des basses vallées glaciaires ou des
régions à régime hydrologique tranché.
– A chenal unique méandriforme : lit de forme sinueuse avec des berges partiellement végétalisées, résultant
d’une énergie et d’un charriage relativement limité. Cette forme est typique des régions collinéennes et de
plaine.
– A chenaux anastomosés : lit caractérisé par la stabilité des chenaux à direction aléatoire, avec une granulométrie
fine et une végétation dense. Cette forme est typique des régions à très faible pente arborant de nombreuses
zones humides.
Un cours d’eau voit se succéder sur son linéaire plusieurs styles fluviaux différents en fonction de la position
dans la vallée. Avant toute renaturation, il est donc fondamental de connaître le style concerné, car il détermine
le niveau d’énergie (puissance érosive) du tronçon concerné.