
La vie privée des truites
Oui, les truites ont des sentiments, oui, elles peuvent ressentir de l’amour entre elles et, qui sait, trouver dans la compagnie de l’une et de l’autre un réconfort presque humain. En voici la preuve…
Par Jean-Christian Michel
Les truites font l’amour. Cette vérité s’est imposée à moi une fin d’après-midi d’hiver. Je ne parle pas de poissons creusant leur nid de gravier juste avant de perpétuer l’espèce, mais d’un comportement plus troublant. Qu’on veuille bien m’excuser si cette affirmation revient immanquablement à plaquer une interprétation humaine sur un comportement animal… L’animal n’est pas toujours du côté que l’on croit A plusieurs reprises, il y eut comme un bruit dans mon dos. Je l’entendais presque sans en être conscient. Mêlé au friselis de l’air, ce n’était presque rien, juste un bruit d’eau remuée, sans éclaboussure.
Je tournai la tête et les reflets tourmentés se remettaient juste en ordre à l’endroit où l’eau venait de bouger. Et puis au même endroit et presque aussitôt, un nouveau remous est apparu.
La surface prise de vertige et ridée par le vent s’entrouvrit pour me laisser percevoir une forme brune, celle d’une truite affairée à un drôle de manège. Elle tournait sur elle-même comme un chien se mordant la queue ou comme un bidon emporté par les eaux. Quand la brise a baissé, j’ai vu plus clair. Ce n’était pas une mais deux truites qui faisaient la ronde ! Le bécard avait empoigné la femelle entre l’adipeuse et la caudale et il la promenait doucement en la tenant avec sa gueule.
L’autre se laissait faire. Lorsqu’elle se recourbait vers lui, ils s’enroulaient et tournaient, tournaient comme si les formes de leurs corps voulaient se fondre. Quand sa partenaire se redressait, le bécard l’emportait lentement vers la surface, comme pour la pousser hors de l’eau, certainement afin qu’elle s’incline de nouveau vers lui et que leur ronde reprenne.
Ces deux êtres flottaient dans un rêve de truite. La gueule n’était plus une gueule mais une main, et le léger mordillement une caresse.
Tout se faisait avec une infinie précaution, presque avec douceur. J’ai alors compris qu’une gueule de truite, ce n’est pas seulement fait pour manger mais également pour toucher… Peut-être le début de la sensibilité au sens émotif du terme ! Les truites tournaient et moi je restais sur la berge. Et je ne savais pas si j’étais en proie à une hallucination ou si les farios avaient pour but de m’initier aux mystères de la Nature. Elles m’ont communiqué leur vertige. Par chance, il n’y avait pas de petits lapins roses pour mettre un point final aux doutes sur ma lucidité…
Mais il ne me semblait pas incongru qu’elles se mettent à parler, comme si par le seul fait de les voir nous étions désormais unis dans un verbe commun.
Et avec une douceur extrême le bécard a ouvert sa gueule blanche. Pas pour me dire ce qu’il fallait en penser, mais pour rendre la liberté à celle qui se garda bien de fuir, pour la bonne raison qu’elle n’était pas une proie mais une partenaire et que leur ronde n’était pas une lutte mais une danse.
La femelle ondulait maintenant devant lui en s’inclinant pour le regarder et pour l’inciter à pousser un peu plus loin leur jeu… L’instinct de reproduction avait entrouvert un espace de liberté où les truites se mélangeaient comme deux amants. Elles ne semblaient absolument pas commandées par le besoin mécanique de creuser un nid ou d’expulser des ovules. Elles s’enroulaient dans leurs caresses avec toute l’épaisseur de l’eau pour drap nuptial, se prenant, se relâchant, et s’entraînant un peu plus loin du bout du museau. Voir deux truites de cette taille était déjà inattendu. Mais le surnaturel de l’affaire résidait dans la lenteur de leurs mouvements.
Ce n’est pas à ce rythme que vivent les truites que je connais. Peu à peu je commençais à me dire que leur comportement ne devait rien à “l’instinct” et que, dans cette parenthèse, j’avais devant moi deux êtres qui découvraient la liberté d’un tempo et d’un jeu les rapprochant de nous et les éloignant de l’animalité. Un malaise m’envahit. Je ne savais plus si je regardais deux poissons ou deux êtres presque humains. Mon oeil hésitait entre fascination, curiosité et voyeurisme. J’eus un doute… Craignant de franchir la ligne mal définie du porno halieutique, je laissai mes truites à leurs caresses et à la pudeur du soir.
En période d’ouverture, la féerie aurait vite été pliée : avec une aglia, une godille ou une nymphe, il y aurait bien eu un éveillé pour lancer dans le tas et grappiner l’une ou l’autre… Mais là, dans les coulisses de l’hiver, la ronde des truites pouvait durer mille ans. Et c’est peut-être ce qui s’est passé… L’ombre de la rivière s’est refermée sur leur secret.