
Descente de Bar.
Cette année encore du début février à la fin mars, bénéficiant souvent de surcroît d’une météo clémente, les pélagiques ont pu “taper” dans les frayères de Manche Est et Ouest et capturer des centaines de tonnes de bars, transformés pour la plupart en farines et granulés destinés à nourrir les saumons, les poulets et les cochons des élevages industriels européens… Yann Drenek
Dans un article paru dans le quotidien local La Presse de la Manche daté du samedi 28 février 2009, nous apprenons que deux chalutiers pélagiques de La Turballe, contrôlés par la gendarmerie maritime, au large de Cherbourg, avaient à leur bord 22 tonnes de bars… Soit 12 tonnes excédentaires, puisque seulement 5 tonnes sont autorisées par semaine et par bateau.
La frayère Manche Est, située dans le “rail” des Casquets, au large du nez de Jobourg (pointe ouest du Cotentin), a donc cette année encore été pillée sans vergogne par des pélagiques venus de Bayonne, des Sables-d’Olonne ou de La Turballe. Il en fut de même, d’ailleurs, de la principale autre zone de frai en Manche, dite Manche Ouest, située derrière l’île de Batz, au large de Roscoff. Là encore, pendant plusieurs semaines en février et mars, une douzaine de pélagiques se sont relayés pour “taper” à tour de rôle dans les frayères. Rappelons que les pélagiques sont des chalutiers hypermotorisés, qui travaillent “en boeufs”, par paire, et traînent à la profondeur où les bars ont été repérés au sondeur un filet dont l’ouverture est grande comme un terrain de football.
Des traits de chalut de plusieurs dizaines de tonnes sont ainsi possibles, avec un seul bon passage dans la gigantesque masse des bars rassemblés pour frayer. A moins de 200 mètres du débarcadère de la criée de Roscoff, sur le quai qui fait face aux ferry-boats, il fallait voir les norias de semiremorques qui faisaient la queue pour embarquer hors criée des dizaines et des dizaines de tonnes de bars. Un remarquable reportage de TF1 au 20-Heures de Claire Chazal, le dimanche 19 avril, montre les pélagiques qui débarquent directement des centaines de caisses de bars dans les semi-remorques qui attendent sur le quai. A la fin de ce court reportage, et pour la première fois à notre connaissance dans un grand média généraliste, l’aspect économique de la pêche de loisir a été évoqué.
Comme le fait remarquer Charles- Henri Canto, guide de pêche professionnel, sur le forum de l’excellent site pecheaubar.com, “90 % des pélagiques observés ne passent pas par la criée pour débarquer leurs prises, les débarques se font sur un quai destiné normalement aux cargos et situé à moins de 300 mètres de la criée, les prises sont débarquées par l’équipage sans aucun contrôle, ni de la criée ni d’un quelconque personnel fonctionnaire (Affaires maritimes ou gendarmerie), puis chargées dans des camions dont les indications figurant sur les remorques laissent peu de doute sur leur non-appartenance à la filière pêche (voir la photo édifiante du semi-remorque de volailles, ndlr).On peut dès lors se poser quelques questions. Quelle est la destination de ces camions ? Quels sont les volumes débarqués ? Peut-on parler de respect des quotas quand aucune pesée n’est réalisée au débarquement ? Est-il normal qu’aucun agent de l’Etat ne soit présent lors de ces débarques ? Vu l’ampleur du phénomène, estil possible que les agents de l’Etat n’en aient pas connaissance ? Je vous laisse vous faire votre propre opinion et vous livre mon sentiment personnel : la filière pêche productiviste profite d’une situation de crise économique pour se livrer aux pires exactions sur la ressource halieutique. Les prix s’effondrent… aucune importance puisqu’avec le système du prix de retrait français la prime est donnée à la quantité et non à la qualité.”
Car ce non-sens écologique de pillage des frayères se double d’une gabegie économique. En effet, comme c’est le cas pratiquement de tous les poissons pendant leur période de reproduction, la chair des bars à ce moment- là de leur cycle est de piètre qualité. La plupart des protéines nobles et des lipides ont été mobilisés pour la fabrication des oeufs et de la laitance. Les poissons, quand ils ont frayé (ils sont de toute façon forcés d’expulser leurs oeufs quand ils sont écrasés dans la poche du chalut lors de sa relève), sont très maigres et leur chair sèche et filandreuse. La plupart du temps, quand ils passent en criée (d’après de nombreux témoignages, une infime partie), ils sont refusés ou achetés à vil prix par des mareyeurs peu regardants, qui revendent ces bars autour de 3 à 4 euros le kilo, que l’on retrouve ensuite sur quelques étals de supermarché à moins de 8 euros le kilo. En fait, l’énorme majorité de ces bars capturés sur les frayères finit dans les congélateurs quand ils ne sont pas directement transformés en farine à poissons, destinés à nourrir saumons, poulets et cochons de nos élevages industriels.
Car, compte tenu des tonnages gigantesques qui sont pêchés en quelques semaines, les prix s’effondrent et la seule rentabilité de cette pêche tient au fait des tonnages très importants réalisés, du dépassement généralisé des tonnages autorisés et des fameux prix de retrait fixés par Bruxelles.
Quand on prend dans un coup de pélagique des tonnes de bars, même à moins de 4 euros du kilo, cela reste très rentable pour les armateurs et l’équipage, surtout que cette pêche se pratique à quelques encablures de nos côtes et ne nécessite pas de grandes quantités de fuel pour accéder à la ressource.
Ce pillage de la ressource bar par une vingtaine de paires de pélagiques seulement, qui ne représentent que moins de 200 emplois, est en outre très préjudiciable aux “petits métiers” artisanaux de la pêche professionnelle, et notamment les ligneurs et petits fileyeurs (des milliers qui tentent de survivre), qui eux pourraient capturer de façon durable des poissons de qualité à très forte valeur ajoutée.
Pour la première fois cette année, ces petits métiers se sont désolidarisés de leurs confrères pélagiques et bolincheurs (pratiquant non pas au chalut, mais à la senne tournante sur les frayères).
Ainsi peut-on lire dans Le Télégramme de Brestdu 13 mars :
“Après les bolincheurs, il y a quelques jours, c’est au tour des chalutiers pélagiques d’être montrés du doigt. Les ligneurs du Nord-Finistère les accusent d’aller taper dans les bancs qui se forment durant la période de frai. Cette pêche n’est pas illégale.
Chaque chalutier pélagique (ils travaillent en paires pour tirer le chalut) est autorisé à débarquer 5 tonnes par bateau et par semaine.
Le problème, c’est qu’une paire a débarqué 10 tonnes samedi dernier, et 10 tonnes le lundi, donnant ainsi l’impression que la règle des 5 tonnes par bateau et par semaine était respectée.
Nous sommes persuadés que ce poisson a été pêché pendant la même marée. Ce qui serait illégal. La preuve, le lundi, le poisson n’était plus très beau. Il est parti à un prix très bas.” Selon les ligneurs, plusieurs chalutiers (de Lorient et de La Turballe) travailleraient en ce moment au large du Nord-Finistère. “En ce qui nous concerne (les ligneurs, ndlr),nous respectons scrupuleusement le repos biologique du bar. Ces dernières semaines, nous l’avons laissé frayer. Nous ne reprendrons la pêche que début avril. Dans le même temps, de gros bateaux en profitent pour faire du chiffre. Que va-t-il nous rester après leur passage ?” Un signalement a été effectué auprès de la direction régionale des pêches maritimes, qui a assuré les ligneurs que des contrôles seraient effectués. “Récemment, à Cherbourg, des pélagiques ont été contrôlés avec 22 tonnes de bar à bord. Des abus sont commis, il faut les sanctionner”, ajoutent les ligneurs.
Aux Etats-Unis le “stripped bass” (bar rayé) est classé “game fish” et, à ce titre, interdit à la pêche industrielle. Seules la pêche artisanale (très réglementée) et la pêche récréative sont autorisées
La France est aujourd’hui montrée du doigt dans toute l’Europe, même les pélagiques espagnols restent à quai deux mois pendant la période de frai. Des subventions européennes leur sont versées mais, au moins, la ressource n’est pas détruite. Cette solution a été proposée au Comité national des bolincheurs et pélagiques français. Leur réponse : “Nous ne sommes pas des mendiants, nous voulons vivre de notre travail et ne pas rester à quai.” En dehors de cet excès de fierté nationale, les observateurs qui ont assisté aux déchargements “sauvages” hors criée (apparemment la majorité, durant cette période) sont persuadés, compte tenu des tonnages réalisés, et surtout de leur dépassement généralisé, que cette pêche est très rentable.
Vingt-deux tonnes (pour les deux chalutiers de La Turballe arraisonnés), même au prix de retrait ou en dessous, pour les excédents de quotas, cela fait encore beaucoup d’argent pour l’armateur et l’équipage. Remarquons ici que c’est d’ailleurs, à notre connaissance, bien la première fois depuis plus de quinze années que dure ce pillage systématique des frayères de bars qu’un arraisonnement par la gendarmerie maritime a été effectué. Il semblerait que ce soit sous la pression de la Commission de pêche européenne que ce contrôle de Cherbourg a eu lieu. Car, il faut bien le dire ici, le ministère français de l’Agriculture et de la Pêche ne veut surtout pas “provoquer” de quelque façon que ce soit une profession dont on connaît les réactions de violence exacerbées (incendie du Parlement de Bretagne, saccage du Pavillon de la marée à Rungis, opérations musclées dans les grandes surfaces, invectives et injures à l’encontre du chef de l’Etat, blocage des ports ou du trafic transmanche, etc.). La politique “officieuse” de la France semblerait être de laisser la filière pêche en Manche et en Atlantique disparaître progressivement dans les cinq à six années à venir (peut-être même, avant, disent certains biologistes des pêches), quand il n’y aura plus rien à pêcher. L’Etat versera des primes de reconversion, des aides, des subsides et autres mannes dont il sait saupoudrer, quand nécessaire, les professions “à risque”. Il faut savoir qu’actuellement l’Etat français préfère, avec l’argent du contribuable, payer des amendes record à Bruxelles (76 millions d’euros dans l’affaire des merluchons, on ne sait pas encore combien pour la morue..) plutôt que de faire appliquer les directives et règlements communautaires en matière de pêche. Et que dire des 100 millions d’aide allouée aux marins-pêcheurs à l’automne dernier pour réduire leur facture gas-oil, aide d’ailleurs déclarée illégale par Bruxelles, mais qui fut tout de même touchée (alors que le prix du pétrole a connu depuis la chute que l’on sait), sans parler des exemptions de charges sociales accordées aux patrons pêcheurs… Pour terminer, nous laisserons la parole au sénateur Marcel Cléach qui, dans un rapport très bien documenté, publié en décembre 2008 (regrettons simplement que n’y soit absolument pas évoqué le potentiel touristico-économique et social de la pêche récréative), constate que “dans le cadre européen, les pêcheries hexagonales paraissent en particulière difficulté.
La pêche française ne fournit plus que 15 % de la consommation nationale. Cette situation entraîne un haut niveau d’aides publiques qui conduit à s’interroger sur la pertinence de les maintenir : plus de 800 millions en intégrant les soutiens sociaux, plus si l’on intègre les aides conjoncturelles liées à la hausse du gas-oil à comparer au 1,1 milliard de chiffre d’affaires à la première vente en 2004. D’autres pays européens ont fait le choix de l’abandon du secteur, d’autant que l’importation est compétitive et pourvoit aux besoins du marché.” Si c’est un rapport parlementaire qui le dit…